Aujourd’hui, de nouvelles problématiques modifient la façon d’appréhender le rapport entre l’homme et les animaux. Le Centre d’études et de prospective du ministère de l’Agriculture s’est penché sur l’évolution de cette relation homme-animal depuis les débuts de la domestication. Dans une première analyse*, il retrace l’évolution de la “question animale” dans nos sociétés avant d’envisager son devenir, dans une seconde analyse**, sous la forme de cinq scénarios possibles pour les quatorze prochaines années. Animaux sauvages, animaux de rente, animaux de compagnie : ces trois catégories ont évolué séparément et sont désormais perçues et gérées de manière très différente.
Premier constat, la domestication a contribué à modifier le règne animal, en scindant les espèces en deux, domestiques d’un côté et sauvages de l’autre. Ce long processus a engendré un rapport homme-animal anthropocentré. Depuis toujours, c’est l’homme qui fixe la place de l’animal selon son utilité, soit positive (source de denrées alimentaires et d’autres produits, force de travail, compagnie) soit négative (caractère nuisible, agressif, prédateur, etc.). Récemment, un autre processus a séparé, au sein des espèces domestiques, les animaux de rente et les animaux de compagnie. Aux trois catégories d’animaux correspondent désormais trois rapports à l’animal et trois modes de gestion différents, qui mobilisent trois types d’expertise (écologie pour la faune sauvage, zootechnie pour l’élevage, médecine vétérinaire de ville pour l’animal de compagnie).
Du point de vue juridique, le statut des animaux a aussi beaucoup évolué au cours des siècles. D’un bien parmi d’autres à la disposition de son propriétaire, l’animal est passé petit à petit à un être sensible, capable de raisonner et de souffrir. Mais la segmentation entre les animaux domestiques et les animaux sauvages, elle, a perduré. Les premiers bénéficient aujourd’hui d’un statut qui les définit comme des êtres « doués de sensibilité » depuis la modification du Code civil de 2015, tandis que les seconds n’ont pas de statut en tant qu’individus (res nulli), sauf s’ils appartiennent à une espèce protégée. Au XXe siècle, les mouvements de défense des animaux se sont structurés et la notion de protection animale (devoir de l’homme de veiller à l’absence de souffrance et de mauvais traitements) s’est élargie pour passer à celle de bien-être animal (droit de l’animal d’exprimer le comportement normal de son espèce, etc.).
Selon l’analyse, le rapport homme-animal fait actuellement face à une rupture : les humains et les animaux, auparavant étroitement mêlés jusque dans les villes (abattoirs, tanneurs, commerces, etc.), ne cohabitent plus. De nombreux urbains n’ont plus de contact ni d’interaction avec les animaux d’élevage vivants, si ce n’est par médias interposés. L’éleveur lui-même s’est éloigné de ses bêtes avec l’agrandissement progressif des troupeaux. De même, les connaissances sur un grand nombre d’espèces sauvages se limitent à celles véhiculées par les documentaires animaliers et les contenus sur Internet. Ce prisme modifie le regard du public sur l’animal, déforme ses appréciations, oriente et conditionne ses jugements, au gré des différentes campagnes de sensibilisation. En parallèle, la place assignée à l’animal est devenue un enjeu majeur de l’aménagement des territoires. L’organisation de l’espace et de la cohabitation avec la faune sauvage, de plus en plus administrée (cas du loup ou de l’ours), tend à réduire la hiérarchie entre les espèces animales (protection par segmentation et sanctuarisation) au profit d’une approche plus intégrée où prime la notion d’écosystème et de biodiversité.
Au final, le rapport le plus fréquent avec les animaux de production passe par la consommation de viande. Et pendant que le lien avec les animaux d’élevage s’est peu à peu distendu, une autre catégorie d’animaux a bénéficié au contraire d’un rapprochement et d’un formidable essor : en 2014, la France comptait quelque 63 millions d’animaux de compagnie, versus 26 millions en 1988. Cette présence animale dans près d’un foyer sur deux, assortie d’une nouvelle économie dédiée, a entraîné une “montée en personnalité” de certains animaux au contact de l’homme, intégrés à la famille et individualisés, contribuant à brouiller la frontière entre eux. À l’inverse, la distanciation croissante du consommateur avec son alimentation a creusé le fossé entre animaux familiers et animaux de rente, même si la prise en considération du bien-être animal, dont ont bénéficié les premiers, pourrait finalement profiter aux seconds.
Au-delà de la segmentation en trois catégories d’animaux (de rente, de compagnie, sauvages), aux enjeux distincts, plusieurs tendances actuelles concourent à remettre en cause ce clivage des espèces, des statuts et des problématiques, contribuant ainsi à envisager de manière plus unifiée et globale le rapport homme-animal. La montée en puissance de la “question animale” est désormais un sujet débattu publiquement, les impacts positifs et négatifs de l’élevage sont questionnés, et la coexistence entre pastoralisme, activités de loisirs et grands prédateurs divise l’opinion. Face à l’évolution des débats publics et à la diversité des futurs possibles pour le rapport homme-animal, les auteurs de l’étude ont bâti cinq scénarios à l’horizon 2030.
> Un rapport économe à l’animal : le maintien de la biodiversité se focalise sur quelques espaces et espèces animales symboliques, le concept “One Health” met en avant une maîtrise sanitaire globale qui passe par la lutte contre les maladies animales transmissibles, le travail avec les animaux est recherché et les services rendus par l’animal mieux considérés, le respect de l’animal à l’abattoir est mieux pris en compte, etc.
> L’animal intégré : les animaux sont présents et visibles sur tout le territoire avec une utilité sociale et une reconnaissance élevées, la transparence sur les pratiques et les conditions d’élevage se développe, les élevages se reconnectent à leur environnement, les animaux jouent un rôle croissant dans l’accompagnement des malades et des personnes handicapées ou dépendantes, l’exercice vétérinaire de groupe permet le développement de nouvelles spécialisations et l’association à des praticiens comportementalistes, les animaux voient leurs droits (et les devoirs des propriétaires à leur égard) augmenter, etc.
> Les animaux comme variable d’ajustement : on assiste à une massification et à une automatisation des rapports sociaux comme des rapports à l’animal, les crises épidémiques liées à des zoonoses majeures composent une situation sanitaire tendue, l’enjeu de santé publique prime sur les préoccupations éthiques et économiques liées aux soins animaux, l’État assure un maillage territorial vétérinaire et sanitaire serré, les conditions de vie des animaux se durcissent face aux solutions alternatives plus rentables, les interactions avec les hommes diminuent, etc.
> L’animal idéalisé et exfiltré : la question animale devient centrale à mesure que les interactions hommes-animaux se réduisent, les produits d’origine animale sont souvent écartés des repas, le système alimentaire tourné vers le végétal induit une quasi-disparition de l’élevage, le respect des animaux devient un sujet très politisé, le statut de l’animal de compagnie tend à rejoindre celui d’une personne dépendante, une directive communautaire abolit l’expérimentation animale, l’exercice de la médecine vétérinaire rurale devient moins rentable et les cabinets ferment, un quadrillage environnemental du territoire limite les activités humaines, etc.
> Une question animale éclatée : la question animale se dilue en une pluralité de logiques sectorielles (économiques, sanitaires, écologiques, etc.), les filières agricoles doivent s’adapter à une alimentation sur mesure (protéines végétales, insectes, viande in vitro côtoient des produits typiques ou locaux), l’attachement à l’animal de compagnie coexiste avec une certaine indifférence vis-à-vis des autres animaux, le recours massif aux biotechnologies est légitimé par les progrès scientifiques, etc.
Seul le scénario “L’animal intégré” propose un avenir où les animaux sont plus présents, plus nombreux, plus visibles et en interactions plus fréquentes avec l’homme, sans pour autant entraîner de conflits croissants.
* Le rapport homme-animal : évolutions passées et enjeux d’avenir, Analyse n° 94, novembre 2016, http://www.agreste.agriculture.gouv.fr/IMG/pdf/analyse941611.pdf
** Le rapport homme-animal : cinq scénarios à l’horizon 2030, Analyse n° 95, novembre 2016, http://www.agreste.agriculture.gouv.fr/IMG/pdf/analyse951611.pdf