Yves Christen, biologiste, spécialiste des neurosciences et de l’Alzheimer, plante le décor : « Les animaux pensent, les singes savent qu’ils savent. » Le 28 janvier 2013 au Sénat, le Saint-Hubert Club de France s’est interrogé sur la place de l’animal dans notre société moderne, sous un titre provocateur : « Les relations entre l’homme et les animaux : zoolâtrie ou codes de conduite ? »
En janvier, nous avons appris la mort d’un cheval de légende : Ourasi. Ce qui est marquant, c’est la façon dont cette mort a été traitée : le “décès” de ce cheval a été annoncé dans la célèbre rubrique nécrologique du journal Le Monde !
La représentation de l’animal a considérablement changé au cours des 70 dernières années, comme l’a rappelé Bertrand Hervieu, vice-président du Conseil général de l’agriculture, de l’alimentation et des espaces ruraux (CGAAER) : « Avant-guerre, l’approche était bipolaire, avec l’animal domestique et l’animal sauvage. Depuis 1945, l’animal de rente devient abstrait. La vache n’est plus nommée, le porc s’éloigne de la maison, et la mise à mort est davantage cachée. C’est un processus important qui s’opère à ce moment-là, car il aboutit, dans les années 70 et 80, à de nouveaux statuts. L’animal sauvage devient un animal sauvegardé, tandis que l’animal familier devient un animal de compagnie. »
L’animal de rente, cet inconnu
Derrière ce postulat, le cheval vient expliquer certains phénomènes remarqués aujourd’hui sur la place de l’animal : c’est un animal de sport ! Dans les centres équestres, les relations entre les enfants et les chevaux créent un paradigme dans leurs relations avec l’animal pour la suite de leur vie. Cela a des conséquences sur la consommation de viande, quelle que soit l’espèce. Car l’animal connu (chien, chat, cheval) devient fortement porteur d’affectivité.
L’animal de rente, lui, n’est plus connu. Il y a une séparation entre le produit dans l’assiette et l’animal qui a fourni une partie de son corps. Cela a changé certains métiers, comme ceux de l’élevage et de la boucherie. « Si la société ne s’était pas éloignée de l’animal de ferme et de l’abattage, nous ne serions pas à nous battre contre les abattoirs qui ne respectent pas la réglementation, ni même à rejeter la consommation d’animaux, précise Jean-Pierre Kieffer, président de l’Œuvre d’assistance aux bêtes d’abattoirs (OABA). Le non-respect de l’animal lors de sa mise à mort est dû au fait que la société ne se penche pas sur la question de son bien-être à ce stade de sa vie, face à des considérations purement économiques de la part des abattoirs qui, pour gagner du temps dans la chaîne de découpe, préfèrent ne pas étourdir les animaux avant de les tuer. Ainsi, on constate que l’égorgement de chevaux, de bovins, d’ovins, etc., peut entraîner des agonies de plusieurs minutes, jusqu’à dix ! Alors, dans notre société actuelle, où la place de l’animal pourrait évoluer de nouveau vers un renforcement du bien-être et de son respect, la politique de l’autruche de ces abattoirs ne fera que cristalliser les débats et créera un extrémisme toujours plus important. Pire, cela nuira directement à cette filière, via une baisse importante de la consommation de viande par rejet de pratiques aujourd’hui inacceptables. »
Une nouvelle personne juridique ?
Les générations des années 70-80, qui ont été éduquées selon ce nouveau paradigme, sont aujourd’hui aux commandes de l’évolution du droit et de la place de l’animal dans la société. Cette évolution juridique est fondée sur la douleur de l’animal. Renaud Denoix de Saint-Marc, membre du Conseil constitutionnel, parle de spécisme, une théorie qui sépare l’animal de l’homme : « Comme le sexisme et le racisme, le spécisme est aujourd’hui combattu par une nouvelle catégorie de juristes engagés, voire extrémistes, car donner des droits supplémentaires aux animaux sans leur conférer de devoirs, c’est placer l’animal au-delà des fondements du droit qui, pour l’homme, ne vit que par l’équilibre entre droits et devoirs. »
Le débat actuel consiste à savoir s’il faut donner des droits aux animaux. Mais cela implique nombre de questions et soulève de multiples problèmes : la création d’une nouvelle personne juridique (après la personne physique et la personne morale), propre à l’animal, doit-elle concerner la totalité des espèces, des individus, quelle que soit leur utilisation ? Et comment créer une personne animale alors qu’elle ne pourra pas répondre de ses actes ?
Les droits réclamés actuellement sont relatifs au bien-être, au respect, au fait de ne pas être traité comme un moyen pour les fins d’un autre. Ce mouvement, qui dépasse les aspects philosophiques, souhaite donner des moyens juridiques à l’animal pour faire valoir ses droits. Mais qui pourrait représenter les animaux ? Pourquoi telle association ou tel détenteur plutôt qu’un autre ?
Selon Renaud Denoix de Saint-Marc, « il faut se demander si l’anti-spécisme est réellement une avancée sociétale. Ce n’est pas certain, car une telle démarche nécessite de considérer l’ensemble des vivants, au-delà des animaux, donc étendre le droit de l’homme au monde vivant dans sa totalité ».
Les stoïciens, responsables d’une erreur de l’évolution ?
Le biologiste Yves Christen considère que nombre de grands penseurs ne pourraient plus, de nos jours, publier certaines de leurs réflexions, qu’il s’agisse de Descartes, de Kant, et même de Lévi Strauss qui, à la fin de sa vie, est revenu sur ses positions de jeunesse concernant la place de l’animal.
Les philosophes grecs avaient bien appréhendé la place de l’homme dans le monde animal. Aristote considérait que la nature passe insensiblement des êtres inanimés aux êtres vivants, si bien que cette continuité empêche de voir la frontière entre l’homme et l’animal. D’ailleurs, comme l’a rappelé Jean-François Mattéi, professeur émérite de philosophie, « Montaigne considérait qu’il y avait davantage de différence entre les hommes qu’entre l’homme et l’animal ».
Au Moyen Age déjà, la place des animaux est débattue. Pour la religion chrétienne, tous sont des créatures de Dieu. Mais l’opposition entre l’homme et l’animal se durcit avec les stoïciens. « Le cosmopolitisme est une invention des stoïciens. Ils accordent aux animaux une attention sans leur reconnaître de droits. Le lien entre l’homme et l’animal est définitivement rompu par saint Augustin lorsqu’il introduit l’immortalité de l’âme. »
Même si les philosophes grecs avaient déjà cerné la théorie de l’évolution, Darwin rappelle, à une époque hostile, que l’homme est un animal.
Alors, les débats actuels ne sont-ils que la rectification d’une erreur de société vieille de plusieurs siècles ? Pas forcément, puisque la révolution observée actuellement donne une dignité à l’animal, sous l’œil critique de l’homme. Or, si l’homme est un animal, comment peut-il avoir le recul nécessaire pour appréhender le rôle et la place de l’animal ? « La frontière entre l’homme et l’animal, c’est de savoir qu’on est un animal et un organisme pensant. Il est impossible qu’un homme puisse juger un homme. Il faudrait que ce soit un être supérieur pour avoir du recul sur l’homme. Un fondement de la religion et du jugement dernier », souligne Jean-François Mattéi.
Réfléchir à la place de l’animal par une approche globalisée
L’animal serait au cœur de l’avenir de l’homme ? C’est ce que Bernard Vallat, directeur de l’Organisation mondiale de la santé animale (OIE), a souhaité rappeler. Car « la demande en apports protéiques dans le monde, ces prochaines années, va croître sensiblement, au point de ne pouvoir être satisfaite. La classe moyenne des pays en développement va exploser à court terme. La conséquence sur le plan agro-alimentaire ? Le passage d’un à trois repas par jour, avec un apport protéique ».
Cela n’ira pas sans risque. L’OIE évoque la règle des 5 T : trade, travel, transport, tourism and terrorism. Une accélération des échanges de produits et d’animaux implique le développement concomitant de microbes, ce que Bernard Vallat a rappelé le 8 janvier 2013 lors des vœux de l’OIE à la presse.
Malgré cette pression forte sur la production animale, l’OIE considère que le bien-être animal peut être inscrit dans l’équation économique de toute la filière. « Il est ancré dans nos normes OIE. Nous l’avons encadré pour le transport des animaux, notamment. Mais il faut avoir une approche mondiale de l’animal. Par exemple, le Brésil, premier pays exportateur, ne reconnaît pas le bien-être animal, et l’Union européenne, premier importateur, dispose d’un lot de normes sur le bien-être. Malheureusement, les Européens n’ont aucun outil pour faire pression sur le Brésil, car l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) ne reconnaît pas le bien-être animal dans son Code du commerce, un point donc non opposable à tout échange de marchandises entre pays. » Selon Bernard Vallat, l’espoir dans ce domaine passe par la demande des entreprises privées. Elles peuvent en effet intégrer, dans leurs cahiers des charges, des normes de bien-être en élevage, et à n’importe quelle étape de la chaîne, influençant ainsi leur ravitaillement. C’est le cas de l’industrie agro-alimentaire et de la grande distribution.
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