Si la recherche translationnelle commence à brouiller la frontière entre les différentes disciplines médicales, la barrière des espèces demeure bien établie. Malgré la démarche “One health” qui prend de l’ampleur avec la pandémie actuelle, le fossé qui sépare la recherche vétérinaire et médicale perdure. Une solution serait d’envisager une littérature scientifique moins clivée et plus poreuse, sous la bannière “One literature”, au bénéfice des médecins comme des vétérinaires.
Si la médecine vétérinaire propose de plus en plus de modèles spontanés de maladies humaines cliniquement pertinents chez l’animal de compagnie, le clivage entre les médecines humaine et vétérinaire en limite les bénéfices pour chaque domaine. Alors même que ces modèles fusionnent avec le concept de médecine translationnelle, les frontières traditionnelles de la littérature biomédicale continuent de renforcer la séparation entre santé animale et santé humaine. De par leur système d’organisation, de citation et de publication, les revues scientifiques contribuent à maintenir cette solution de continuité entre les espèces. Pour faciliter la communication entre chercheurs, médecins et vétérinaires, il faudrait étendre le paradigme “One health” à la littérature pour sensibiliser les différents corps de métier autour de sujets communs, afin de rassembler les communautés scientifiques et encourager les collaborations.
Le contraste entre littérature vétérinaire et médicale
Les revues scientifiques sont souvent limitées à une seule discipline, clairement définie dans une étude bibliométrique ou une méta-analyse. Cependant, leurs limites sont moins claires dans le contexte d’une recherche ou d’une étude clinique selon les espèces. Pourtant, ces silos catégoriques, qui peuvent sembler plus qu’arbitraires (qu’ils soient imposés par notre propre cadre de référence ou par un indexeur) peuvent avoir de lourdes conséquences et notamment entraver un échange croisé sain et créatif de connaissances. La catégorisation de la littérature vétérinaire et médicale impose souvent des frontières qui ne coïncident pas toujours avec les objectifs scientifiques visés. Les silos de publication constituent parfois un obstacle à l’évolution de la recherche fondamentale vers la pratique clinique et à de nouvelles façons de penser. De même, les revues contribuent inconsciemment à ces restrictions en faisant appel à des évaluateurs dont l’expertise ne s’étend que rarement au-delà du contexte scientifique dans lequel ils sont spécialisés.
Que ce soit dans un sens ou dans un autre, les communautés peuvent être réticentes à franchir la ligne imaginaire entre les travaux chez l’animal et l’homme, malgré les bénéfices évidents. En raison de leur formation comparative, mais aussi du fait que la recherche médicale sous-tend souvent des progrès en santé animale, les vétérinaires sont souvent plus curieux de la recherche des médecins. Certains consultent, citent et publient dans des revues médicales. Les médecins et les chercheurs, en revanche, sont généralement moins familiers avec les revues vétérinaires et sont, de ce fait, généralement moins conscients de l’existence d’une pathologie comparative, et surtout du potentiel de l’étude des maladies chez l’animal. Pourtant, la littérature vétérinaire regorge de travaux capables d’enrichir les connaissances sur les maladies humaines, et avec moins de contraintes réglementaires. Les avancées médicales et chirurgicales chez les animaux peuvent précéder celles chez l’homme. Par exemple, la régénération de l’os mandibulaire chez le chien à l’aide de la protéine morphogénétique osseuse humaine recombinante 2 (rhBMP-2) a été un tremplin dans le développement de méthodes pour reconstruire la mâchoire humaine. Le fait de ne pas tenir compte de la littérature globale peut donc entraîner une restriction de la pensée à l’origine d’omissions ou d’erreurs.
“One health” dans la littérature
Malgré ce clivage entre deux mondes, des progrès dans la reconnaissance et le renforcement des liens entre la littérature vétérinaire et médicale se font jour dans la pratique. Sous la bannière “One health” qui prend toute son importance dans le contexte pandémique actuel, les vétérinaires, les chercheurs et les médecins n’ont d’autres choix que de s’organiser, se rapprocher et collaborer. Créée au début des années 2000, la One health initiative défend le concept selon lequel les santés animale, humaine et environnementale sont indissociables et que l’expertise de tous les professionnels de la santé est essentielle pour résoudre les problèmes et faire avancer la recherche. Cette initiative promeut donc des actions intégrées, systémiques et unifiées de la santé publique, animale et environnementale à l’échelle locale, nationale et planétaire. Cette approche multisectorielle s’applique à la conception et la mise en œuvre de programmes, de politiques, de législations et de travaux de recherche pour lesquels plusieurs secteurs communiquent et collaborent en vue d’améliorer les résultats en matière de santé publique. Et la refonte du paradigme de la littérature scientifique ne peut plus y échapper.
Ainsi, la World Association of Medical Editors (Wame) a officiellement accueilli des éditeurs de médecine vétérinaire au sein de son organisation. Cette décision a permis de mettre en exergue les sphères parallèles de l’édition, de la pratique et des politiques vétérinaires et médicales (examen par les pairs, types de manuscrits, conflits d’intérêts, lignes directrices des rapports). Des éditeurs vétérinaires ont également participé à des tables rondes sur la biosécurité et la recherche à double usage organisées par le bureau des activités de biotechnologie des National Institutes of Health (NIH) aux États-Unis. Et depuis 2006, le comité de sélection et d’examen de la littérature de la Bibliothèque nationale de médecine a inclus un vétérinaire dans son équipe de médecins, infirmières, dentistes, scientifiques et experts. Une autre étape importante a été la décision de la British Veterinary Association (BVA) de s’associer à BMJ Group pour publier ses revues, en partie sur la base de synergies entre médecins et vétérinaires.
Ainsi, médecins et vétérinaires collaborent et publient ensemble plus que jamais. Des spécialités communes apparaissent, dont la recherche translationnelle, l’oncologie comparative, ou encore la recherche sur les zoonoses. Le nombre d’articles rédigés conjointement par des chercheurs médicaux et vétérinaires est passé d’un par an en 2000 à neuf en 2011. Plusieurs maladies communes ont directement bénéficié de cette connexion. Par exemple, les articles de recherche présentant le lymphome non hodgkinien spontané canin comme un modèle translationnel du lymphome humain ont triplé depuis 2000, grandement enrichis par la recherche comparative. Ces collaborations ont fait évoluer la communication entre les deux communautés, ont unifié les langages biomédicaux et ont fortifié les cocitations dans les revues vétérinaires et médicales.
“One health” devient “One literature”
Le concept “One literature” n’est qu’une extension de l’approche “One health”. Elle unifie les publications, citations et l’organisation des revues scientifiques, en supprimant les frontières contextuelles entre la littérature vétérinaire et médicale et en facilitant l’échange de connaissances et d’approches collaboratives qui profitent à la recherche translationnelle. Pour y parvenir, le concept met au défi les indexeurs de regrouper les revues spécialisées vétérinaires dans les spécialités médicales pertinentes, en se concentrant sur les similitudes plutôt que sur les différences. De même, les éditeurs sont sollicités pour faire appel à la fois à des experts vétérinaires et médicaux, pour la révision des publications, afin d’apporter une expertise scientifique qui manquait jusqu’à présent.
Cependant, la recherche met en garde. Il est important d’encourager un regard transversal sur les données, tout en connaissant ses limites. Si la science vétérinaire a beaucoup à apprendre de la médecine humaine et vice versa, tout n’est pas bon à prendre. Il ne faut pas tout mélanger, mais plutôt savoir choisir les outils et les informations. Les modèles animaux ne sont jamais parfaits et la valeur prédictive des résultats doit toujours être interprétée avec prudence. L’utilité translationnelle pour certains cancers est évidente, mais toutes les maladies naturelles chez l’homme n’ont pas forcément leurs homologues spontanés chez les animaux de compagnie. Les maladies coronariennes, les accidents vasculaires cérébraux, ou encore la maladie de Parkinson n’ont, par exemple, pas d’équivalents chez l’animal. De même, le métabolisme de certains médicaments n’est pas identique. Bien que les études sur les animaux aient le potentiel d’éclairer les essais cliniques humains, à l’heure actuelle, de nombreux essais cliniques vétérinaires ne sont pas conçus de manière à éclairer les essais cliniques humains et manquent de plusieurs caractéristiques cruciales, telles qu’une puissance statistique suffisante, une méthodologie aléatoire à double issue ou encore des groupes de contrôle de taille suffisante. Il faut donc savoir interpréter les données recueillies et rester conscient de ces différences pour en extrapoler les data.
Avec ces facteurs en tête, la circulation d’informations pourra facilement transcender les frontières traditionnelles des disciplines et des espèces au sein de la littérature scientifique. Le libre accès et les autres innovations en matière de publications numériques permettront de déconstruire et de délier le monde hautement contextualisé qu’est celui des revues biomédicales traditionnelles, en rassemblant de nouvelles communautés de scientifiques. Dans un avenir proche, “One literature” aura remplacé les notions rigides actuelles pour pleinement capitaliser sur le lien essentiel entre la santé animale et la santé humaine.