Les néonicotinoïdes, ces insecticides utilisés sur les champs cultivés, contribuent déjà en grande partie au déclin des insectes pollinisateurs. De nouvelles études montrent qu’ils peuvent également nuire aux vertébrés, grands et petits.
Chimiquement similaires à la nicotine, les néoniques ont été développés dans les années 1990 pour lutter contre les insectes qui ravagent les cultures. Présentés comme une solution alternative plus sûre et durable par rapport aux produits chimiques agricoles toxiques, ce sont désormais les pesticides les plus utilisés au monde. Ils sont efficaces contre les pucerons et les cicadelles et un large éventail de vers, de coléoptères et d’insectes foreurs. Le produit enrobe les semences des cultures qui s’étendent sur plus de 150 millions d’hectares aux États-Unis. Lorsqu’elle pousse, la plante absorbe et incorpore l’insecticide, ce qui rend ses racines, tiges, feuilles, fruits, pollen et nectar toxiques pour l’insecte qui s’en nourrit.
Pas étonnant donc que les néonicotinoïdes aient des répercussions sur les populations d’insectes pollinisateurs en Europe et en Amérique du Nord. Les abeilles, essentielles à la pollinisation des cultures, sont particulièrement touchées. L’Union européenne a réagi en interdisant l’utilisation en extérieur de trois formes courantes de cet insecticide, mais ce n’est pas suffisant, surtout face aux nouvelles découvertes. En effet, le produit ne fait pas qu’agir sur les plantes et les insectes. Au cours des dernières années, les scientifiques ont constaté que seulement 5 % de l’enrobage néonique des graines est absorbé par les plantes. Le reste s’accumule dans l’environnement, les sols et les cours d’eau. Exposés eux aussi à l’insecticide, les animaux sauvages sont ainsi soumis à ses effets nuisibles.
Même les grands mammifères n’y échappent pas. En 2015, une équipe de scientifiques de l’université du Dakota du Sud a montré que l’imidaclopride, un néonique utilisé sur le maïs, le soja, le blé et le coton, s’accumule dans la rate des cerfs. Mélangé à l’eau qu’ils boivent, l’insecticide provoquerait chez ces grands herbivores une réduction de la mâchoire, un poids corporel réduit et des organes sous-dimensionnés, y compris les organes reproducteurs. Sur les deux ans de l’étude, plus d’un tiers des faons sont morts prématurément en lien avec des taux d’imidaclopride dans la rate beaucoup plus élevés que les autres. Les chercheurs ont notamment remarqué que les faons et les adultes au contact de fortes concentrations de l’insecticide sont moins actifs, ce qui les rend plus vulnérables aux prédateurs. Et malheureusement cela arrive plus souvent que l’on peut l’imaginer. En outre, dans le Dakota du Nord, certains sujets sauvages sont au contact de l’insecticide à des taux trois fois supérieurs à ceux qui ont posé problème dans l’étude de 2015. Publié dans Scientific Reports en 2019, ces résultats inquiètent. Les animaux exposés à l’insecticide qui développent des mâchoires malformées et des organes reproducteurs sous-dimensionnés peuvent avoir du mal à se nourrir ou à se reproduire, ce qui entraîne des conséquences catastrophiques sur les populations.
Ces résultats sont réfutés par Bayer CropScience, anciennement Mosanto, l’un des plus grands fabricants de néonicotinoïdes au monde et le principal fournisseur d’imidaclopride. Selon son porte-parole, Alexander Hennig, l’une des raisons pour lesquelles les néonicotinoïdes ont été développés comme insecticides est précisément parce qu’ils n’affectent pas les vertébrés, car ils se fixent à des récepteurs cellulaires beaucoup moins répandus chez ces espèces. Leur utilisation a d’ailleurs été approuvée pour protéger les animaux de compagnie et le bétail contre les puces et les tiques.
Pourtant, ces effets négatifs ne se retrouvent pas seulement chez les cerfs. Au total, 15 à 30 % des populations de loutres de rivière et de lynx seraient aussi contaminées au Dakota du Nord. Des chercheurs canadiens ont montré que consommer seulement quatre graines de canola traitées à l’imidaclopride sur trois jours entrave la capacité migratoire d’un moineau. D’autres chercheurs au Canada ont révélé que les faisans à collier devenaient plus maigres, faibles et léthargiques à mesure qu’ils consommaient des graines de maïs traitées. Ils pondent également moins d’œufs, construisent leurs nids plus tardivement avec un taux de mortalité des poussins 20 % plus élevé.
Ces résultats peuvent être reproduits en laboratoire. Chez le rat, l’exposition aux néonicotinoïdes réduit la production de spermatozoïdes et augmente les avortements et les anomalies du squelette. Les insecticides suppriment également la réponse immunitaire chez les souris, altèrent la fonction sexuelle des lézards, modifient la mobilité des têtards, augmentent les avortements et les naissances prématurées chez les lapins et réduisent la survie des perdrix à pattes rouges, adultes comme poussins.
Mais ces animaux ne sont pas les seuls exposés. L’homme, qui consomme les produits des cultures traitées, est au contact direct des néonicotinoïdes. Dans une étude réalisée en 2015 par l’American Bird Conservancy et la Harvard T.H. Chan School of Public Health, des résidus néoniques ont été retrouvés, certes à des niveaux jugés acceptables par l’Environmental Protection Agency (EPA), dans presque tous les plats servis dans les cafétérias des bâtiments du Congrès américain. Une autre étude de 2019 des National Institutes of Health a décelé des traces de néoniques dans 49,1 % des urines humaines. Au cours de la dernière décennie, l’EPA a enregistré plus de 1 600 cas d’intoxication humaine à l’imidaclopride. Cependant, à ce jour, il n’y a toujours aucune preuve directe de l’effet néfaste de l’exposition alimentaire aux néonicotinoïdes pour la santé publique.
De toute évidence, des recherches supplémentaires sur l’impact des néoniques sur les vertébrés sont nécessaires. Mais les études de terrain sur les animaux sont rares, car elles demandent beaucoup de temps, d’efforts et d’argent. Peu d’États américains financent de telles recherches, comme l’ont fait le Minnesota et le Dakota du Sud. Les données empiriques sont difficiles à recueillir et les animaux intoxiqués et/ou malformés à l’état sauvage succombent souvent avant d’être étudiés. Pourtant, l’importance de ces études est primordiale pour la biodiversité et la santé des écosystèmes, des animaux et de l’homme.