De tout temps, le gavage a consisté à engraisser des volailles pour l’alimentation humaine. Si les études scientifiques ont d’abord porté sur la rentabilité et la qualité de la viande ou du foie gras produits, d’autres facteurs sont entrés en ligne de compte, avec l’émergence de considérations éthiques. Cette pratique d’élevage, désormais controversée notamment pour ses effets délétères sur le bien-être animal, est même interdite dans certains pays. Des essais sont menés pour tenter d’obtenir les mêmes produits par des techniques alternatives, moins intensives mais plus respectueuses des animaux.
Le gavage est une pratique très ancienne. Observée pour la première fois en Égypte antique, 2 500 ans avant J.-C., l’objectif initial était d’engraisser des oiseaux afin d’obtenir des aliments énergétiques pour la consommation humaine. Les Grecs puis les Romains apprirent des Égyptiens, et les oies engraissées devinrent des offrandes dignes des rois et des empereurs. L’arrivée du foie gras en France remonte au temps de l’Empire romain, lorsque le sud-ouest du pays était occupé. Aujourd’hui encore, cette région regroupe la majorité de la production de foie gras mondiale.
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Le foie gras, fruit d’un élevage industrialisé
Pendant longtemps, la production de foie gras est restée relativement limitée, mais vinrent les années 1970 et l’industrialisation. Le monde de l’agroalimentaire, qui a alors déjà rationalisé les modes de production des autres viandes, s’intéresse à la filière des palmipèdes gras et pousse sa production dans ses limites, peu soucieux des conséquences pour les animaux.
La recherche s’intéresse alors surtout aux questions de rentabilité : le choix de l’animal à gaver, le type d’alimentation, le rythme et la durée du gavage, les conditions de vie et d’abattage des volailles, le mode de cuisson, l’analyse du goût, etc. C’est d’ailleurs à ce moment-là que les éleveurs se tournent vers le canard. Si l’oie est sans conteste l’animal roi, sa reproduction est difficile à maîtriser et son coût de production élevé. En revanche, des études scientifiques montrent que le canard mulard, hybride stérile du mâle de Barbarie et de la cane de Pékin, produit les meilleurs résultats.
Le développement de l’insémination artificielle, initiée à la suite des travaux de l’École nationale supérieure agronomique de Toulouse (Ensat) et de l’Institut national de la recherche agronomique (Inra), fut le point de départ des études de génétique et de sélection menées ensuite par la Station d’amélioration génétique des animaux de l’Inra Toulouse et par des sélectionneurs privés. Résultat : de 1980 à 2005, la production de foies gras de canards passe de 2 500 à 20 000 tonnes, une envolée spectaculaire.
Aujourd’hui encore, de nombreuses études s’intéressent à la qualité du produit en lui-même, même si d’autres facteurs entrent en jeu, notamment le bien-être animal.
L’émergence de préoccupations éthiques
Depuis plusieurs décennies, le gavage provoque l’indignation des défenseurs de la cause animale. La pratique est depuis longtemps controversée. Les conditions d’élevage intensif et la procédure de gavage, notamment l’intubation, sont considérées comme stressantes, voire douloureuses, compromettant le bien-être des animaux.
Les préoccupations étiques à l’égard de la production de foie gras se sont particulièrement amplifiées, du moins en France, depuis 1998. Au niveau européen, le Comité scientifique sur la santé et le bien-être animal (Scahaw) avait alerté la Commission sur le sujet du gavage, qualifié d’acte préjudiciable au bien-être des oiseaux. Une directive visant à interdire cette pratique avait alors vu le jour, mais elle n’a jamais été transposée en droit français.
Malgré cela, le débat ne reste pas stérile. Il permet, en 2016, l’interdiction d’élevage en cages individuelles des canards, remplacées par des logements collectifs. Mais la question de l’engraissement des animaux n’est pas remise en cause.
Toutefois, un règlement de 2008 sur les produits bio proscrit clairement le gavage. « Les critères de l’agriculture biologique n’autorisent pas le gavage à cause de ses effets sur le bien-être des canards et des oies, affirme Donald Broom, l’un des scientifiques qui ont participé à la rédaction de ce texte, aujourd’hui professeur émérite de bien-être animal à l’université de Cambridge. Les foies des canards atteignent environ dix fois leur taille normale et présentent une stéatose, ce qui signifie qu’ils ne fonctionnent pas normalement. Au cours des dernières étapes, cela pousse les pattes vers l’extérieur si bien que les canards ont du mal à marcher. »
Un manque de preuves scientifiques à l’appui
Mais cet avis n’est pas unanime. Au début de 1998, des projets scientifiques dédiés au bien-être des canards et des oies dans la production de foie gras sont à l’origine de résultats beaucoup plus nuancés. « La littérature scientifique actuelle ne permet ni de démontrer que les canards souffrent, ni qu’ils ne souffrent pas », souligne Xavier Fernandez, spécialiste en physiologie animale à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae).
Une première série d’études, publiées au début des années 2000, se consacrent entièrement à l’exploration des réactions de stress et/ou de douleur lors du gavage. Mais les indicateurs physiologiques et métaboliques utilisés ne permettent pas de montrer que le gavage est ressenti comme un stress aigu ou chronique. Les études comportementales semblent confirmer ces conclusions. De plus, des études sur les réponses inflammatoires des canards gavés indiquent qu’en l’absence de blessure, le gavage ne semble pas être une source puissante de stimuli nociceptifs viscéraux.
Récemment, la question du bien-être des canards lors du gavage a été abordée de manière plus intégrée, dans un projet visant à développer une méthode d’évaluation multicritères. Cette méthode doit prendre en compte les différentes composantes du bien-être (alimentation, environnement, santé, comportement), à l’aide d’indicateurs simples, afin d’être mise en œuvre à la ferme. Cela permettrait d’identifier et de tester les voies de progrès.
Pris ensemble, ces résultats semblent donc s’opposer à la conclusion du Scahaw. Mais les défenseurs du bien-être animal demeurent septiques. En effet, les travaux de recherche de l’Inrae sur les canards gras sont financés, à hauteur de 10 %, par le Comité interprofessionnel du foie gras. Mais cette accusation va dans les deux sens. Les travaux de Donald Broom, eux aussi, ont bénéficié du soutien d’une association militante pour le bien-être animal, qui commercialise une version végane du foie gras et a tout à gagner d’une bataille sur le plan moral.
Si les deux camps assurent être totalement indépendants, on retiendra que la Commission européenne reste en faveur de l’interdiction de cette pratique d’élevage. Mais de nouvelles données scientifiques ne seraient pas de trop sur le sujet, en particulier concernant les essais moins industriels et plus soucieux du bien-être des animaux.
Des solutions de remplacement à l’étude
Autre solution alternative sur laquelle planchent les scientifiques : faire du foie gras sans gavage. C’est en tout cas ce que tentent de faire, depuis 2008, des chercheurs de l’Inra, en étudiant la stéatose hépatique spontanée, une manière d’engraisser le foie sans recourir au gavage. Pour le moment, ils ont pu montrer que l’induction d’une stéatose hépatique spontanée est possible chez les oies, mais pas chez les canards. En imitant les conditions environnementales prémigratoires et en agissant sur les facteurs génétiques et alimentaires, ils ont réussi à induire une hyperphagie transitoire associée à la stéatose du foie. Si le niveau de stéatose est inférieur à celui obtenu avec le gavage et la variabilité individuelle encore élevée, les travaux en cours cherchent à améliorer la réponse des oiseaux.
Mais cette solution sera-t-elle acceptable pour les défenseurs du bien-être animal ? La stéatose hépatique demeure une maladie, même si elle est dans la plupart des cas asymptomatique. La pratique reste donc éthiquement discutable et sujette à controverse.