Alison McAfee, University of British Columbia
En juin 2021, les températures ont dépassé les 42 °C pendant plusieurs jours dans l’Ouest canadien. La ville de Lytton, en Colombie-Britannique, a même atteint 49,6 °C, soit la température la plus élevée jamais enregistrée au Canada. Des feux de forêt ont ravagé la province, entraînant un état d’urgence qui a duré 56 jours et près de 600 morts subites de plus qu’au même moment en 2020.
Les humains n’ont pas été les seuls affectés par la chaleur. Les apiculteurs de la vallée de l’Okanagan ont signalé la mort anormale de reines d’abeilles, de faux bourdons et de petites colonies. Les faux bourdons, qui sont les mâles reproducteurs, éjaculent spontanément lorsqu’ils meurent des suites d’un stress. Emily Huxter, apicultrice à Armstrong, a vu des dizaines de faux bourdons morts sur les couvercles de ses ruches, leurs organes reproducteurs ressortis.
J’étudie la façon dont le stress thermique affecte les abeilles domestiques, et les observations de Mme Huxter reflètent ce que j’ai vu en laboratoire. Nos expériences montrent qu’après six heures à 42 °C, 50 % des abeilles mâles meurent. Ces résultats sont alarmants, mais moins que ceux d’études antérieures. D’autres chercheurs ont constaté que jusqu’à 77 % des mâles mouraient après une exposition à 42 °C pendant seulement quatre heures.
Cela signifie qu’après une vague de chaleur, les nouvelles reines — les femelles reproductrices — auront moins d’occasions de s’accoupler. Les colonies dirigées par des reines qui ne se sont pas accouplées sont plus à risque de s’effondrer, ce qui pourrait poser des problèmes aux agriculteurs qui comptent sur les abeilles domestiques pour polliniser leurs cultures. Cela révèle aussi le risque que les vagues de chaleur font courir aux populations d’insectes sauvages.
Pas qu’une question de mort
Fait inquiétant, la fertilité masculine commence probablement à décliner bien avant la mort des faux bourdons. Ainsi, après seulement deux heures à 42 °C, environ un tiers des spermatozoïdes contenus dans les éjaculats des mâles ont péri. Cela signifie que si une abeille mâle survit à un épisode de chaleur, elle est sans doute moins fertile qu’avant. La mort des faux bourdons de Mme Huxter indique que les températures de l’été dernier ont largement atteint le seuil de fertilité, même pour ceux qui ont survécu.
Les reines s’accouplent et conservent le sperme dans un organe de stockage pendant toute leur vie, généralement d’un an à trois ans. Les spermatozoïdes stockés ne sont toutefois pas à l’abri des grandes chaleurs. Les reines exposées à des températures supérieures à 38 °C pendant deux heures ou plus survivent habituellement, mais la viabilité du sperme stocké se détériore et atteint ce que les apiculteurs considèrent comme une « qualité médiocre ».
Les colonies importantes et établies semblent s’être bien portées pendant le dôme de chaleur de 2021, en termes de survie. Cependant, même si la plupart des abeilles ont survécu, la perte de fertilité, tant pour les faux bourdons que pour les reines, signifie qu’elles pourraient tout de même avoir été affectées.
Et les insectes sauvages ?
Les abeilles domestiques ne sont pas les seuls insectes dont la chaleur extrême diminue la fertilité. Les chercheurs prévoient que l’aggravation des vagues de chaleur pourrait nuire à la fertilité des coléoptères, des bourdons, des mouches, des papillons de nuit et des guêpes — et ce ne sont là que quelques-uns des insectes chez qui cela a été observé.
Lorsqu’on étudie des populations entières, les tendances sont encore plus préoccupantes. Chez le tribolium de la farine,Tribolium castaneum, les fils de pères stressés par la chaleur peuvent avoir une fertilité réduite, même s’ils n’ont jamais connu de grande chaleur. Les scientifiques s’attendent à un déclin généralisé des bourdons sauvages à mesure que la fréquence des épisodes de chaleur atteindra des extrêmes « intenables ». Et les températures auxquelles les drosophiles mâles perdent leur fertilité expliquent mieux leur répartition géographique que les températures les plus élevées auxquelles elles peuvent survivre.
Les abeilles domestiques peuvent toutefois s’adapter à leur environnement et, grâce aux apiculteurs, elles s’adapteront probablement aussi à des températures plus élevées. Les sous-espèces du Moyen-Orient ont une meilleure tolérance au temps chaud et aride que celles originaires d’Europe, par exemple, tandis que les colonies propagées au Canada présentent des signes de sélection pour la tolérance au froid.
Cependant, les colonies d’abeilles ne produisent de nouvelles reines qu’une fois par an environ, lorsqu’elles se préparent à essaimer, c’est-à-dire à produire une nouvelle colonie. Cela signifie que, comparativement aux insectes qui se reproduisent fréquemment, comme les moustiques, elles sont désavantagées pour s’adapter à des conditions qui évoluent rapidement.
Heureusement, les reines peuvent pallier ce désavantage en s’accouplant avec plusieurs mâles, s’ils n’ont pas été tués au cours d’une vague de chaleur. Cela permet d’accroître la diversité génétique de leurs colonies, qui est la base de la sélection naturelle.
Les apiculteurs canadiens importent environ 250 000 reines chaque année, ce qui fournit un flux constant de nouveau matériel génétique. En ce moment, les reines proviennent principalement de Californie et d’Hawaï, mais aussi du Chili, d’Australie, d’Ukraine, de Nouvelle-Zélande, entre autres pays. Cela peut constituer un avantage ou un inconvénient, selon l’équilibre entre la diversité génétique et l’adaptation locale, mais cela favorise de nouvelles combinaisons de gènes qui pourraient s’avérer bénéfiques.
Les abeilles comme baromètres
Malgré les pertes constatées par les apiculteurs, les abeilles domestiques, en tant qu’espèce, survivront fort probablement aux changements climatiques. Mais tous les insectes n’auront pas cette chance. Les reines des bourdons, des guêpes et de nombreuses fourmis, qui sont aussi produites chaque année pendant l’été, s’accouplent généralement avec un ou quelques mâles, avec des possibilités limitées d’apport génétique, et pourraient être moins aptes à s’adapter.
En plus des vagues de chaleur, les insectes sont confrontés à d’autres défis, comme la perte d’habitat, les pesticides et les agents pathogènes. Ainsi, deux mois après la levée de l’état d’urgence en Colombie-Britannique, une inondation dévastatrice a de nouveau déplacé des familles, ainsi qu’un nombre incalculable d’abeilles indigènes qui hibernaient dans le sol.
Les insectes sont des acteurs essentiels des écosystèmes du monde entier, et comme de nombreuses espèces terrestres sont déjà en déclin, il est vital d’étudier l’impact des changements climatiques sur leur fertilité. Nous nous préoccupons des abeilles domestiques parce que nous comptons sur elles pour polliniser les cultures, mais elles ne sont pas les seules dont nous dépendons. Nous savons que les conditions qui ont prévalu pendant le dôme de chaleur de 2021 peuvent réduire la fertilité des abeilles domestiques, ce qui devrait tirer la sonnette d’alarme pour les insectes sauvages qui n’ont personne pour veiller sur eux.
Alison McAfee, Postdoctoral Fellow at UBC and North Carolina State University, University of British Columbia
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.