Les invertébrés constituent plus de 99 % de la diversité des espèces, mais seul le statut d’une infime fraction d’entre eux a été évalué, ce qui aboutit à une sous-estimation considérable du niveau d’extinction global à l’échelle mondiale. À partir d’un échantillon aléatoire d’espèces d’invertébrés et d’une extrapolation des résultats à l’ensemble de la biodiversité terrestre, une étude* conclut que la Terre a déjà perdu 7 % des espèces connues, soit environ 130 000, et non 1,3 % selon la Liste rouge de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), uniquement fondée sur les espèces évaluées.
Le déclin massif de la biodiversité dû aux activités humaines est bien réel, affirme une équipe pluridisciplinaire de chercheurs français**, issus notamment de l’Institut de systématique, évolution et biodiversité, du Centre des sciences de la conservation et de l’université d’Hawaï. Pourtant, moins d’un millier d’espèces, parmi les quelque 1,9 million recensées sur la planète, sont officiellement enregistrées comme disparues. Mais c’est que jusqu’ici, les biologistes se sont focalisés sur les vertébrés, en particulier les mammifères et les oiseaux, délaissant le gros du bataillon qui souffre à la fois d’un manque de connaissances et d’un déficit de stratégies de conservation.
Si un astéroïde est probablement à l’origine de la cinquième extinction, qui a vu disparaître les dinosaures il y a 65 millions d’années, l’homme est sans aucun doute responsable de la sixième, actuellement en marche.
Chaque année, la Liste rouge de l’UICN dresse le bilan mondial des espèces éteintes ou en danger critique. Selon sa dernière mise à jour du 23 juin, elle recense aujourd’hui 77 340 espèces de la faune et de la flore évaluées, dont 22 784 sont menacées d’extinction. La perte et la dégradation des habitats représentent les menaces les plus importantes pour 85 % de l’ensemble des espèces listées. Le commerce illicite et les espèces envahissantes sont également des causes majeures du déclin des populations. Mais au cours des quatre derniers siècles, seules 800 espèces de plantes et d’animaux ont été classées comme éteintes par l’UICN, alors que dans le même temps, les biologistes découvrent et décrivent en moyenne 18 000 nouvelles espèces chaque année, qui s’ajoutent aux deux millions déjà connues. Ce décalage s’explique par le fait que la mesure du déclin est essentiellement fondée sur les vertébrés, pour lesquels il existe des données fiables, et qui concentrent aussi l’essentiel des efforts de conservation. Lorsque la Liste rouge recense “seulement” 1,3 % d’extinction chez les mammifères et les oiseaux, ce chiffre reflète surtout le succès des actions de conservation (créations de réserves et d’aires protégées, plans de reproduction en captivité, etc.). Les invertébrés, en revanche, restent mal connus et négligés : seules 15 911 espèces sont répertoriées par l’UICN, sur environ 1,4 million de taxons décrits, et elles appartiennent à des groupes relativement bien étudiés, comme les papillons, les libellules, certains escargots, etc. En raison de l’absence d’informations sur les menaces qui pèsent sur les invertébrés, la plupart des espèces échappent au processus d’évaluation de la Liste rouge.
Pour évaluer l’état de conservation des espèces mal connues, l’équipe de recherche pluridisciplinaire (systématique, biologie de la conservation, mathématique et bio-informatique) a remis en question les données sur lesquelles s’appuie la mesure de la sixième extinction en s’intéressant spécifiquement aux invertébrés. Pour cela, les chercheurs ont choisi comme modèle les mollusques terrestres. Afin d’évaluer le statut de 200 espèces d’escargots choisies aléatoirement, ils ont demandé l’avis de 35 experts naturalistes dans le monde entier et, en parallèle, collecté toutes les informations existantes sur ces 200 espèces (soit 932 références bibliographiques, des données issues des collections de plusieurs muséums d’histoire naturelle, d’amateurs et de collectionneurs, etc.). Cette recherche documentaire a alimenté un modèle mathématique probabiliste pour mesurer les “chances” d’extinction de chacune d’elles. Les conclusions de ces deux approches indépendantes, avis d’expert et modèle mathématique, sont remarquablement concordantes. Les experts ont évalué à 10 % les espèces éteintes parmi l’échantillon. Extrapolés aux autres catégories de la biodiversité, ces résultats permettent d’estimer que 7 % des espèces terrestres de la planète sont déjà éteintes, et non 1,3 % seulement. Dans les îles océaniques, comme Hawaï, ce taux est encore beaucoup plus élevé.
Au final, cette étude propose une approche alternative, visant à mesurer les niveaux d’extinction au plan mondial, et non à évaluer les menaces et les mesures de conservation. Cela induit un certain degré d’incertitude pour les espèces prises individuellement, mais à grande échelle, le but est de fournir une estimation du niveau réel d’extinction. La Liste rouge et cette approche ne s’excluent pas mutuellement, mais représentent des mécanismes complémentaires pour documenter le recul de la biodiversité.
* Claire Régnier et coll. Mass extinction in poorly known taxa. 2015, PNAS, http://www.pnas.org/content/112/25/7761.full
** Institut de systématique, évolution, biodiversité, UMR 7205 CNRS/MNHN/UPMC/EPHE/Sorbonne Universités ; UMR 7138, CNRS Évolution Paris Seine, UPMC ; Atelier de bio-informatique, UPMC ; UMR 7241, Inserm U1050, Center for Interdisciplinary Research in Biology, Collège de France ; UMR 7599 Laboratoire de probabilités et modèles aléatoires, UPMC, CNRS ; UMR 7599 Laboratoire de probabilités et modèles aléatoires, université Paris-Diderot, CNRS ; Pacific Biosciences Research Center, université d’Hawaï, Honolulu ; UMR 7204, département Écologie et gestion de la biodiversité MNHN/CNRS/UPMC.