
Une étude montre que la transformation des zones humides et agricoles accélère la diversification des virus influenza aviaires. Les changements rapides des paysages le long de la voie de migration Asie de l’Est-Australasie (EAAF) accroissent fortement les risques d’émergence de nouveaux sous-types de grippe aviaire. C’est la conclusion d’une étude publiée mi-août dans la revue Proceedings of the National Academy of Sciences (PNAS).
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Un couloir migratoire sous pression écologique
La voie de migration Asie de l’Est-Australasie est l’une des plus importantes au monde. Chaque année, des millions d’oiseaux d’eau la parcourent entre la Sibérie, la Mongolie et leurs zones d’hivernage en Chine et en Asie du Sud-Est. Ces oiseaux jouent un rôle central dans la dynamique des virus influenza aviaires. Or, entre 2000 et 2015, cette région a subi de profonds bouleversements environnementaux.
La disparition progressive de zones humides dans l’est de la Chine, au Japon et en Corée a réduit l’espace disponible pour les oiseaux migrateurs. Dans le même temps, les surfaces en rizières ont augmenté dans le nord de la Chine, attirant davantage de migrateurs. L’augmentation locale des zones inondées en Russie et dans le nord-est de la Chine, liée à l’abandon de terres agricoles et au changement climatique, a par ailleurs modifié la répartition spatiale des espèces.
Ces mutations entraînent une redistribution des populations d’oiseaux. Certaines espèces se retrouvent concentrées dans des habitats restreints, la densité favorisant la transmission virale. D’autres colonisent des zones agricoles partagées avec les volailles domestiques, ce qui accroît les risques de contacts et donc de transmission croisée.
Le rôle clé du réassortiment génétique
L’un des mécanismes les plus préoccupants dans l’évolution des virus influenza est le réassortiment génétique. Lorsqu’un hôte, oiseau sauvage ou volaille domestique, est infecté simultanément par deux souches différentes, ces virus peuvent échanger des segments de gènes et créer un nouveau sous-type. Ce processus ne garantit pas automatiquement l’apparition d’une souche hautement pathogène, mais il augmente considérablement la diversité virale et prépare le terrain pour l’émergence de variants plus dangereux.
L’étude souligne que les volailles domestiques constituent un véritable “incubateur” de virus. En effet, si les oiseaux sauvages sont porteurs de nombreux virus faiblement pathogènes (LPAI), leur transmission aux élevages aviaires favorise les co-infections et multiplie les opportunités de réassortiment. Dans un contexte où les surfaces agricoles partagées (notamment les rizières) augmentent, les conditions sont réunies pour accélérer la diversification des souches.
Une modélisation inédite pour mesurer l’impact des paysages
Afin de quantifier ces risques, les chercheurs ont développé un modèle fondé sur les individus (individual-based model, IBM). Ce modèle s’appuie sur des données empiriques variées : suivi satellitaire de 79 oies rieuses (Anser albifrons) équipées de colliers GPS entre 2014 et 2016, données naturalistes issues de la plateforme eBird, télédétection pour cartographier zones humides, rizières et surfaces en eau, et informations sur la densité de volailles domestiques. Ce modèle a permis de simuler les migrations et d’estimer la dynamique des transmissions entre oiseaux sauvages et volailles. En comparant les années 2000 et 2015, les chercheurs ont mesuré comment l’évolution des paysages influençait la circulation virale. Pour aller plus loin, ils ont utilisé des méthodes statistiques avancées, comme la modélisation d’équations structurelles (piecewiseSEM), afin d’identifier les variables environnementales ayant le plus d’impact sur la distribution des oiseaux et sur l’incidence des réassortiments.
Des résultats alarmants : un risque multiplié par seize
Les résultats du modèle sont édifiants. Entre 2000 et 2015, le taux de réassortiment viral a augmenté de 1 593 %, soit une multiplication par seize. Les zones à risque, initialement concentrées dans quelques foyers, se sont élargies pour englober le sud-est de la Chine, le bassin du fleuve Jaune et le nord-est de la Chine. Les nouvelles surfaces rizicoles dans le nord attirent des populations importantes d’oiseaux migrateurs, augmentant mécaniquement la probabilité de contacts avec les volailles.
Ces résultats correspondent aux observations historiques. Aucun événement majeur de réassortiment n’avait été signalé avant 1995, mais entre 1996 et 2015, leur fréquence a fortement augmenté en Asie de l’Est, en parallèle des transformations paysagères.
Des implications directes pour l’agriculture et la santé publique
Depuis son émergence en 1996, le virus H5 hautement pathogène n’a cessé de se diversifier. Les sous-types comme H5N8 et H5N1 clade 2.3.4.4b ont franchi de nouvelles barrières d’espèces, touchant oiseaux sauvages, volailles, mammifères marins et bovins laitiers. Ces franchissements montrent que l’évolution des virus influenza n’est pas indépendante des activités humaines : elle est au contraire amplifiée par l’agriculture, l’urbanisation et la gestion des paysages.
Pour les éleveurs, la proximité des exploitations avicoles avec les zones humides et rizicoles constitue un risque majeur. Pour les autorités de santé, la perspective de nouvelles souches transmissibles à l’humain impose de renforcer la surveillance virologique dans les zones à risque. Pour les écologues, la gestion des zones humides n’est plus seulement un enjeu de biodiversité, mais aussi une composante de la sécurité sanitaire mondiale.
Vers une approche “One Health” intégrée
Les auteurs insistent sur la nécessité d’adopter une approche véritablement interdisciplinaire, dans l’esprit du concept “One Health”. Comprendre et prévenir les émergences virales suppose de combiner l’écologie des migrations, la biologie évolutive des virus, la modélisation informatique et les politiques agricoles. La dynamique des virus ne dépend pas uniquement des mutations aléatoires, mais aussi des choix d’aménagement du territoire et des transformations climatiques.
Comme le rappelle l’un des auteurs, « les changements du paysage ne sont pas seulement des transformations visuelles, ils redessinent la carte mondiale des risques infectieux ».
Climat, agriculture et virus : un avenir à haut risque
L’étude démontre de manière claire que la modification des paysages agricoles et naturels joue un rôle central dans l’évolution des virus influenza aviaires. Alors que le changement climatique, l’intensification agricole et la perte de biodiversité s’accélèrent, le risque d’apparition de nouvelles souches préoccupantes est plus élevé que jamais. Le bassin du Yangtsé, le fleuve Jaune ou les grandes plaines rizicoles de Chine ne sont pas seulement des territoires stratégiques pour l’agriculture : ils apparaissent désormais comme des foyers potentiels de la prochaine grande mutation virale.