Romain Espinosa, Université de Rennes 1
Le jeudi 18 novembre, le Parlement adoptait la loi sur la maltraitance animale qui ouvre la voie à la disparition progressive des animaux sauvages dans les cirques et delphinariums, à l’interdiction de vente de chiots et chatons en animalerie, et à un durcissement des sanctions en cas d’abandon ou de sévices.
Dans le débat, certains députés ont regretté que le texte n’aborde pas la question centrale de l’élevage intensif. En effet, 89 % des Français se disent contre cette pratique, et militants animalistes et éleveurs s’opposent souvent sur la réalité de l’élevage en France.
Les protecteurs des animaux dénoncent ainsi régulièrement un élevage majoritairement intensif au travers de vidéos tournées dans les exploitations françaises attestant des conditions de vie très précaires pour des milliers voire des dizaines de milliers d’animaux entassés sur de petites surfaces. Le jour du vote de la loi, l’association de défense des animaux L214 en publiait ainsi une nouvelle dénonçant une nouvelle fois les conditions d’élevage des poulets dans une exploitation française.
À chaque nouvelle vidéo, plusieurs voix s’élèvent cependant dans le milieu de l’élevage pour rejeter ces vidéos qui ne seraient pas représentatives du modèle français. La véracité des images diffusées par les associations n’est, elle, jamais remise en cause par la justice.
Alors, qui croire ? L’élevage français concentre-t-il des centaines de millions d’animaux dans des fermes-usines ainsi que l’affirment les associations de défense des animaux qui ont diffusé en quinze ans plus d’une centaine de vidéos d’élevages français ? Ou bien ces fermes-usines constitueraient-elles l’exception et l’élevage français serait-il à taille humaine, composé très majoritairement de petites et moyennes exploitations, comme l’affirment les représentants de la filière ?
Les chiffres officiels montrent qu’il y a là un paradoxe statistique, aisément compréhensible mais source d’erreurs pour le consommateur comme pour le législateur.
Le paradoxe de l’élevage intensif
Et si défenseurs des animaux et éleveurs avaient chacun en partie raison ? Essayons d’adopter leur perspective respective.
D’un côté, les associations animalistes s’intéressent à ce que vivent les animaux dans les élevages. En d’autres termes, pour les militants, la réalité de l’élevage « moyen » correspond à ce que vit l’animal « moyen » : si l’on prend au hasard un animal d’élevage en France, est-il plus probable qu’il soit élevé dans un élevage intensif ou familial ?
De l’autre, les éleveurs s’intéressent quant à eux à leur réalité en tant que travailleur ou chef d’exploitation. Pour ces derniers, l’élevage « moyen » est l’élevage tel que le pratique l’exploitant « moyen » : si je prends un élevage au hasard en France, a-t-on plus de chance d’être dans un élevage intensif ou familial ?
C’est de cette différence de perception que naît la confusion : l’élevage français est à la fois intensif, si l’on s’intéresse au sort des animaux, et de petite taille, si l’on s’intéresse au vécu des éleveurs. En France, la très grande majorité des animaux vit en effet dans des élevages intensifs, alors que la grande majorité des éleveurs élèvent leurs animaux dans de petites exploitations.
Pour bien comprendre ce paradoxe, regardons les chiffres du ministère de l’Agriculture de 2019. Pour les porcs, on constate que 46,3 % des éleveurs travaillent dans des petites exploitations (entre 1 et 19 porcs par exploitation) et 18,1 % dans des exploitations moyennes (entre 20 et 499 porcs). En d’autres termes, plus d’un exploitant sur deux s’occupe de moins de 500 porcs, voire même de moins de 20 porcs pour 4 fermiers sur 10.
Mais si on s’intéresse au point de vue de l’animal, on observe que 65 % des porcs sont élevés dans des exploitations que l’on pourrait qualifier de fermes-usines (plus de 2 000 porcs par exploitation). Ainsi, la majorité des éleveurs de porcs travaillent dans de petites et moyennes exploitations, alors que la grande majorité de ces animaux vivent dans des fermes-usines : c’est le paradoxe de l’élevage intensif.
On observe également ce paradoxe pour d’autres espèces d’animaux élevés en France. Plus d’un éleveur de poulets sur deux travaille dans une exploitation de moins de 10 000 animaux. Mais pour les animaux, la réalité est différente : 70 % des poulets sont en effet élevés dans des fermes-usines de plus de 20 000 poulets. De même pour les poules pondeuses : 70 % d’entre elles sont élevées dans des structures de 50 000 poules ou plus, alors que 69 % des éleveurs travaillent dans des structures de moins de 10 000 poules. Dans une moindre mesure, on retrouve également ce paradoxe dans l’élevage bovin : plus de la moitié des éleveurs travaillent dans des exploitations de moins de 70 vaches, tandis que près de 60 % des vaches sont élevées dans des exploitations de 70 vaches et plus.
Éleveur moyen vs animal moyen
Ce fossé entre le vécu des éleveurs et le vécu des animaux se trouve également renforcé au niveau national par le poids de chaque type d’élevage dans le nombre total d’animaux tués.
Les bovins représentent une part très faible du nombre total d’animaux tués en France pour la production de viande (moins de 0,5 % des animaux tués par an), alors que les élevages bovins concentrent plus de la moitié des exploitations d’élevage (64 %, hors polyélevage). La majorité des élevages sont donc des exploitations bovines, qui ont tendance à être de petite taille. Au contraire, les élevages de volailles et de porcs, où les animaux sont majoritairement élevés dans des méga-structures, représentent seulement 13 % des élevages mais plus de 95 % des animaux tués par an en France.
La définition de l’élevage français dépend ainsi de la perspective adoptée : celle des animaux ou celle des éleveurs. L’éleveur « moyen » (« médian » pour être précis) est un éleveur bovin qui élève moins d’une centaine de vaches dans son exploitation. Au contraire, l’animal « moyen » est un poulet de chair élevé dans une ferme-usine à plus de 20 000 voire 50 000 poulets.
Les petites exploitations, gagnantes des réformes
Cet artefact statistique vient renforcer l’ignorance des consommateurs quant aux externalités négatives engendrées par l’élevage.
De précédents travaux ont en effet montré que les consommateurs peuvent être demandeurs d’information car ils ne réalisent pas ce qu’implique l’élevage pour les animaux. Cependant, ils ont parfois également tendance à vouloir éviter une information qui remettrait en cause leurs habitudes. L’incertitude due aux différences entre les discours des ONG et ceux des représentants de la filière risque de les conforter dans le statu quo défavorable au bien-être animal.
Cette complaisance vis-à-vis de l’information s’ajoute aux autres mécanismes cognitifs qui conduisent les Français à consommer des produits issus de l’élevage (intensif) là où ils souhaiteraient l’éviter. Les ONG jouent ainsi un rôle central dans l’information des consommateurs en montrant la réalité statistique de l’élevage du point de vue des animaux.
Les petites et moyennes exploitations seraient ainsi les premières gagnantes de réformes visant à améliorer le bien-être des animaux, parce qu’elles impacteraient principalement les fermes-usines qui concentrent la très large majorité des animaux. Par conséquent, les prises de position des responsables politiques et des représentants des filières visant à limiter toute amélioration du bien-être animal semblent se faire principalement au détriment des petites et moyennes exploitations, et donc de la majorité des éleveurs.Bien comprendre cet artefact statistique est également central pour réfléchir aux nécessaires réformes du monde de l’élevage. Les positions du ministère de l’Agriculture ou des représentants syndicaux des éleveurs visent à défendre le travail effectué par la majorité des exploitants. Cependant, cette réalité n’a que peu de sens quand il s’agit de discuter du bien-être animal. Dire que « la majorité des éleveurs prend soin de ses animaux » n’empêche pas le fait que « la très large majorité des animaux sont élevés dans des fermes-usines ».
Romain Espinosa, Chargé de recherche en économie, CNRS, Université de Rennes 1
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.